"Toujours debout" ajoute-t'il, "je vais, je viens, je juge de près, de loin en toute liberté". Et l'inspiration arrive, il ne sait trop comment lui-même. Soudain il laisse là la toile, puis la reprend d'un regard plus sévère, que jamais, trois ou quatre mois après. Il a ainsi plusieurs toiles en même temps, en chantier, qu'il parachève sans cesse. "Il arrive, confie-t'il, que la toile change avec le temps jusque du tout au tout. Je n'y peux rien. Il faut que je m'acharne sur elle jusqu'à ce qu'elle me plaise en tous points. Alors seulement, je la laisse à son sort". Je lui demande alors, en critique peut-être un peu trop tatillon, quels sont ses critères en matière de création. Il ne veut ou ne peut me répondre. Il répète "Il faut qu'elle me plaise, cela suffit". Heureusement qu'il est extrêmement exigeant envers lui-même. Il ne bâclera jamais d'ailleurs ses toiles. Après l'éblouissement splendide des couleurs (nous regrettons que nos lecteurs ne puissent se rendre compte de la beauté des œuvres), on s'aperçoit de la savante harmonie de l'ensemble fougue et mesure mêlées. Le scientifique et l'artiste se soutenant l'un l'autre. Un autre sujet d'étonnement, c'est l'apparence physique plutôt frêle de "R A P H Y" et la puissance de son tempérament d'ordre pictural. Occupé qu'il est par ses fonctions d'Ingénieur Chimiste toute la journée, il ne peut s'adonner à la peinture que le soir vers six heures et les Samedi et Dimanche. Malgré la fatigue de la journée ou de la semaine, sitôt devant son chevalet, il retrouve toutes ses forces spirituelles. "Je vous avoue, ajoute-t'il presque avec honte, que certain Dimanche, il m'arrive de peindre debout pendant seize heures à la file". Madame "R A P H Y" qui se trouve là approuve, confirme "Il ne s'arrête même pas pour manger", ce qui, entre nous, est vraiment bien dommage car elle est excellente cuisinière.

Elle nous a fait goûter certains "beurrecks arméniens" admirablement réussis. Ses mérites dépassent d'ailleurs ceux de l'office car elle se trouve être, elle aussi, non seulement artiste peintre (elle nous fait voir de charmants petits tableaux d'elle, accrochés çà et là dans la maison) mais, habile de ses mains, elle entrelace aussi bien le jonc, pour confectionner des fauteuils d'un style parfait, qu'elle tapisse elle-même ses murs avec non moins de sûreté et de goût, étant décoratrice de métier.

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Cette maison d'artistes, car "R A P H Y" nous présente des toiles, des portraits remarquables exécutés par sa propre mère alors qu'elle vivait à ISTANBUL. Nous ne voudrions achever cet article sans citer deux traits qui marquent bien selon nous l'excessive modestie de "R A P H Y", humilité, effacement, que sa femme plus réaliste lui reproche d'ailleurs parfois.

Etant donc Chef de Laboratoire à la Maison bien connue L'OREAL, qui s'occupe des soins des cheveux, il aurait pu profiter de la chose. Cet établissement, en effet, ayant ouvert récemment la plus grande galerie de peinture de PARIS, Avenue Matignon, il aurait pu, en se faisant recommander par le Directeur, exposer dans cette nouvelle prestigieuse Galerie. Pudique, il s'est abstenu de telle démarche. "Ils ne pouvaient me comprendre" me dit-il. "Ma peinture, c'est tout un autre monde !" Peut-être a-t'il raison, mais enfin, il aurait pu essayer.

Et voilà le second trait encore plus frappant, comme nous parlions de la reconnaissance de l'affreux génocide, perpétué par les Turcs en 1915, il me dit comme incidemment "Vous savez, on m'a commandé une affiche de BEYROUTH à l'occasion du soixantième anniversaire". Aussitôt, je demande à la voir et devant mon admiration, il ajoute qu'il a peint toute une série de toiles ayant trait au génocide. Nous avons tenu à en faire figurer quelques unes ici même. À ce propos, que nos lecteurs non initiés à l'art abstrait me s'étonnent trop. Il faut juger l'art abstrait par l'esprit pictural qui anime les formes, non par tel détail.

Pour l'amateur de figuratif à tout prix, on peut distinguer tout de même quelques oiseaux innocents, suspendus, sacrifiés dans une des toiles, et dans l'autre certaines figures sataniques non voulues, pourtant expressément par l'artiste, surgis d'un pur subconscient.

Face à l'admirable homme barbu (reproduit ici) comme nous nous écrions "Mais c'est le Christ", l'artiste, le plus simplement du monde, reprend "Mais c'est vrai ! Je me m'en étais jamais aperçu". Sa sincérité est totale. Il est le jouet des jaillissements de son monde intérieur.

Les thèmes d'oiseaux reviennent souvent dans ses œuvres, mystiques parfois, qui le mènent au seuil du paradis aux merveilleuses lueurs. Les cercles solaires abondent aussi souvent que les oiseaux. "Parfois, me dit-il, l'été ils pénètrent par la fenêtre ouverte dans l'atelier, sur les bords de la croisée". J'admire d'ailleurs, tandis que nous causons, un petit moineau en train de becqueter tel croûton de pain disposé à son intention par l'artiste.

Mais il se fait tard. Je quitte avec regret cette sympathique famille d'artistes, sans compter un charmant enfant de 13 ans, au type arménien en revanche très prononcé.

Les mille lumières de PARIS scintillent déjà au lointain. Le rêve de l'abstrait est terminé.